Journal

octobre, ostende

… ce cri ne venait pas du hall mais de beaucoup plus loin, il était chargé d’échos de toutes sortes, de passé, de désir.

(M. Duras, les yeux bleus, cheveux noirs)


photo R. Ceulemans

 

Ok, on le fait : Françoise se met face à la mer pour lire Aurelia Steiner, puisque dans le texte Aurelia Steiner écrit qu’elle voit la mer. Bon. C’est concret. On loue une voiture et on va à la mer. Felipe nous accompagne, avec sa caméra. Il n’avait jamais vu notre mer verte et grise, avec son éternel ferry vers l’Angleterre, ses croquettes aux crevettes et ses cuistax – l’enfance. Son enfance à lui, c’est un autre continent, un autre ciel, un pays très grand, que je ne connais pas. Il l’avale dirait Duras, à la crête de l’horizon. Et tout y est, la ligne noire entre le vert de la mer et le ciel. Ce bruit sourd, la prémonition de tempête. Les cabines de plage, même, évoquées dans le texte .

Françoise s’avance, timide face à l’espace mouvant. Elle prend la température de l’eau, cherche une place, une attitude. Ses cheveux volent, les pages du livre volent, la carte de stratégies obliques aussi s’envole. Il lui faut un peu de temps pour oser hausser le ton, face à la rumeur. Et puis, elle incorpore, elle inspire, elle ouvre les yeux, ça se passe entre elle et l’eau salée, l’espace mouvant qui charrie tant de déchets, tant de pertes. Fulgurance quand les mots rejoignent le mouvement des vagues, quand elle dit ce qui est devant elle. Nous l’avons vue redevenir enfant, annuler le temps, face à la mer, se laver le visage et la mémoire.

Felipe la filme, lisant : ils forment un espace à deux, que les passants respectent. Un homme s’approche, tout sourire, se glisse entre elle et la mer, attrape au passage quelques mots qui lui deviennent destinés. Une dame s’arrête, attend. Un chien. Un couple. La réalité autour de nous s’adapte à l’expérience.

Plus tard, sous les arcades qui m’évoquent instantanément Léopold, roi des belges, le congo, les mains coupées, l’indépendance chacha… une photo montre un homme, noir, dans un tram. Dans le cadre de mon appareil photo, les plans se superposent : l’homme de la photo, l’exil d’où il vient, l’ailleurs où il se rend, son histoire. Et la fille, devant moi, qui entre dans le livre avec fracas, vers une mer imaginée qui rejoint celle qui s’étend à ses pieds.

Je n’avais pas prévu ces associations, cette rencontre entre les continents, les regards. L’espace entre les êtres dans lequel le sens s’écrit. Il y a quelques années, Mathieu R., après m’avoir regardée patauger dans une vague explication sur le temps, la transcendance, le mouvement vers l’autre, m’a dit : tu veux dire « saute de plan ? ». Faire une saute de plan, pour arriver à un endroit où personne n’est mort. L’endroit du théâtre. Que les voix séparées se retrouvent dans un même espace. C’est lui aussi qui disait, à une pause quelconque, en attendant le café (c’est toujours aux arrêts d’autobus, sur le pas des portes, ou dans un vieux couloir sous un néon, en transit, jamais dans le tête à tête avec abat-jour et schubert, mais toujours un peu par hasard, mine de rien, que les mots importants m’arrivent) – analogie, disait Mathieu. Pas comparable, pas traduit. Analogue.

 

Septembre, dans la petite chambre

Essayez, dit Duras dans la préface du Navire Night. Essayez alors que vous êtes seul dans votre chambre, libre, sans aucun contrôle de l’extérieur, d’appeler ou de répondre au-dessus du gouffre. De vous mélanger au vertige, à l’immense marée des appels. Ce premier mot, ce premier cri on ne sait pas le crier. Autant appeler Dieu. C’est impossible. Et cela se fait.

dans une chambre close

Je voyage dans l’écriture de Marguerite Duras depuis plus de vingt ans. Ces textes ouvrent pour moi de l’espace en mouvement. Aurélia Steiner est le texte auquel je reviens le plus souvent, parce que les mots m’y mettent en lien avec le monde et l’envers du monde, hors de toute idée d’illusion, et font éclater l’idée de représentation et de fiction pour revenir à l’acte fondateur d’écrire, d’être vivant dans un espace physique et politique. Aurélia Steiner me confronte à ce qu’est l’écriture et pose la question du mot comme un acte transformateur, créateur de présence et de lien. Je ne veux pas analyser la situation, établir du concept autour d’Aurélia Steiner ; je veux assister, et rendre compte. Faire en sorte que la rencontre entre l’écriture et le corps ait lieu, devant des observateurs, entre rituel et performance. Si je vais à l’essence de l’acte théâtral, une femme dit les mots d’une autre, absente : elle se déprend d’elle-même pour rejoindre cette autre en elle, hors d’elle, dans un espace où l’idée de territoire s’efface. Mettre son pas dans l’écriture sans se substituer à personne, et voir où cela nous mène. Ne pas présupposer le moment, ne pas répéter ce qui se passera avant que cela n’ait lieu. Le préparer, le mûrir, puis le vivre. Il ne s’agit pas d’une représentation, mais d’un acte, recommencé – mais jamais répété, à chaque rencontre.


18 septembre

L’autre soir, M. évoquait le livre de Virginia Woolf : une chambre à soi. Il riait. Je n’ai pas eu le temps de demander pourquoi. Il a raison : c’est bien dans cette chambre qu’on commence. Elle est vide d’objets. Je ferme la porte et Françoise s’installe.

Elle se prépare comme pour un exploit, acrobate, cascadeuse. Pour un acte concret, physique : traverser les trois Aurelia Steiner. C’est la seule consigne.

Quand j’ai travaillé sur Duras en 86, j’ai été contaminée, je me suis mise à écrire comme elle. Puis j’ai écrit contre. Maintenant c’est autre chose. Débarrassée des pour ou contre, j’aimerais travailler avec.

Françoise incorpore. Elle va vite. Je veux dire par là qu’elle entre sans retenue dans le livre. Et très vite, les mots s’emparent d’elle. La salle est trop petite pour la rencontre entre sa voix et le texte, trop familière. Rien n’est connu dans les mots qu’elle prononce, qui demandent à être déployés.

Lorsque je vous écris personne n’est mort : le lieu de l’écriture n’est pas dans l’espace. Ce lieu recommence chaque fois que les mots sont dits, les temps se rejoignent à l’endroit où l’écriture se fait. Dans le corps de la femme qui dit les mots. Retrouver l’endroit d’où ça s’écrit, d’où il est possible d’écrire. Réapprendre à respirer, retrouver l’ancrage de la nécessité des mots. C’est un lieu à rejoindre, qui n’est pas celui du personnage – ni celui du texte.

Et en effet, on dit : ce qui « a lieu ». Comment attraper ce qui passe à notre portée? Comment accueillir ce qui survient, arrive, pour ce que c’est, pas pour ce que ça a été, devrait être… une forme d’étonnement, que ça puisse avoir lieu. Aucune recherche, pas de vérité recrée. Un présent qui parfois nous submerge.

Chacun porte en lui l’histoire de tous, elle est inscrite et sa chair en témoigne. Nous savons tous, physiquement, l’histoire. L’écriture me fait ça, comme l’enfant à qui on raconte la guerre, et qui la reconnaît, parce qu’il ne s’encombre pas de réalisme ou de cohérence.

B. demande sur quoi je travaille, ce que je cherche – je réponds : le lieu de l’écriture. je cherche l’écriture dans le corps. A force de produire, d’adapter, d’écrire des notes d’intentions et des bilans d’activité, je l’ai perdue. Je ne veux plus produire. Et je commence à ne plus avoir peur de répondre aux questions, à ne plus être étranglée quand on me demande ce que je veux, ce que je pense. Probablement parce que maintenant je suis capable de dire : je veux le faire, c’est tout.


§ 2 réponses à Journal

  • Lambret Marie dit :

    J’ai été dans Duras longtemps.
    Trop.
    Puis, je l’ai quittée.
    Je vous lis et l’envie revient…
    merci…

  • B.D dit :

    « Tout est devenu BLEU. C’est bleu. C’est à crier tellement c’est bleu.
    C’est un bleu venu des origines de la Terre, d’un cobalt inconnu. On ne peut pas arrêter ce bleu, ces trainées de poussières bleues des cimetières des enfants. On souffre. On pleure. Tout le monde pleure. Mais le bleu reste là. Acharné. Le bleu des enfants comme celui d’un ciel. (…)
    « Ca c’est la capitale des mouettes. Sont tranquilles, là, les mouettes restent où c’est tout tranquille, les mouettes. Ressemblent à rien. Mais règnent dans les sables invisibles et dans les livres d’écrivains. Et près des soleils et des heures arrêtées par la force invisible de la mer et des sables.
    Ce sont des endroits où on revient toujours, pour voir si on est encore vivant face aux Mouettes. »

    « La Mer écrite » de Duras »

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