mars 26, 2011 § Poster un commentaire


c’était un petit bois. rien à voir avec les forêts immenses des indiens, les sentiers sauvages où il faut rester vigilants, à cause des ours et des esprits des morts qui rôdent. c’était une forêt de ville, un mouchoir de poche, balisé, construit, la route visible de trois côtés, et des crottes de chien.


ce matin-là, nous étions bien parties. en pénétrant dans la forêt, nous avions un projet magnifique, des rendez-vous avec des plasticiens, vidéastes, preneurs de son, une liste de choses à faire, de gens à contacter pour aurelia steiner… nous avions un point de chute à Océan Nord pour vivre l’expérience dans un lieu de théâtre. j’avais un postulat, un désir, des certitudes. en sortant d’entre les arbres, quelques heures plus tard, il n’en restait rien.

j’ai assisté à la fin du projet avec étonnement, en résistant un peu – les choses ne s’arrêtent pas comme ça, ça ne se peut pas, on est engagés… et pourtant, c’était une évidence, l’histoire projet était finie.

l’objectif du blog était de dire l’expérience, l’empreinte sur nous d’aurelia steiner dans les lieux que nous traversions. j’imaginais qu’il durerait un an et s’achèverait au lendemain de la rencontre publique, en décembre, par une sorte de conclusion qui aurait un rapport avec l’acteur, les mots, le lieu. jusque là, c’était un laboratoire, vivre, incorporer, récolter des traces, écrire, inventer la suite. mais ce mardi, sur le petit sentier à côté de l’étang, il n’était plus possible d’aller au bout de l’invitation que j’avais faite à Françoise, de lire le texte de manière nomade, choisissant des lieux à arpenter, des gens à rencontrer, des moments à vivre. ouvrir le livre et commencer – à quel moment, pourquoi faire ? c’était quoi, déjà ? une forme de burn out du texte, que je regardais se dissoudre, décontenancée.

j’ai souvent traversé des limites, et j’ai aimé le faire. les limites de la relation, les limites du langage, les limites des codes et des cadres. c’était facile, il y avait une jouissance à faire éclater les frontières, à créer des associations surprenantes, à virer le sens et à dériver, quitte a être mal barré, mal compris. ça ne m’a jamais posé de problème, au contraire. du chaos sortait la vie. mais ici, je touchais une limite invisible et infranchissable. impossible à écrire, impossible à traverser. je voulais toucher le rituel, dire les mots sous le ciel. pour les morts ? pour l’histoire ? pour l’instant ? peut-être parce qu’ailleurs la terre avait tremblé. peut-être parce que la veille nous avions fait des plans de représentation, rêvé de formes. peut-être parce que je me suis aperçue, en entrant dans le bois, que je n’arrivais pas à voir les étangs, la vibration dans les feuilles, le cheval couché dans son enclos. je n’entendais pas les oiseaux. je ne trouvais pas de lieu où nous arrêter pour dire : où êtes vous ? comment vous atteindre ? le fait même que ces mots soient dits n’avait plus aucun sens, et l’absence de sens m’a fait peur. dans le silence qui a suivi la décision immédiate d’arrêter, j’ai compris je me trompais de rite et de mots. c’est comme dans le western, où un cow-boy dit : un jour j’ai vu type se jeter contre un cactus. je lui ai demandé pourquoi il avait fait ça. il m’a répondu : ça paraissait une bonne idée à ce moment-là.

oui, ça paraissait une bonne idée et acune des lectures, jusque là, ne l’avait mise en danger. mais sous les arbres, l’idée à vacillé. c’était très clair, refaire l’expérience n’avait plus d’intérêt. elle avait été vécue, photographiée, enregistrée, écrite. pendant que nous parlions des limites, de l’école, des murs, des camps, des étouffements et de la difficulté de trouver un espace de création, un groupe des jeunes gens handicapés mentaux est passé sur le sentier. leurs visages étaient ouverts, désorganisés. le visage de françoise aussi était ouvert, bouleversé, tandis qu’elle cherchait à comprendre ce qui arrivait. après avoir partagé la cigarette d’un promeneur lent et tranquille, vu ses yeux aussi, ses mains sur la cigarette, comme si chaque morceau de réel m’était rendu, les chevaux lourds et fatigués, dans la prairie, l’écureuil sur le tronc, le crapaud en travers du sentier, nous sommes rentrées.


c’est à l’intérieur, pendant la nuit, que les mots sont venus, par bribes, pour nommer autrement. ne plus dire : le projet est mort dans la forêt, mais penser à ce qu’il pourrait être. la seule issue, maintenant, serait de donner une forme à l’expérience. d’entrer dans un autre rite, celui du théâtre, de la répétition, de la fabrication patiente d’un espace qui n’est ni sacré, ni profane, ni rituel, ni réel ; qui est autre chose, à réinventer. un espace où les mots pourraient s’incarner. ce qui serait possible, aujourd’hui, avec aurélia steiner, ce serait de se ramasser et repenser le projet. non pas réitérer l’expérience devant des spectateurs comme je le pensais. non pas créer une installation où chacun pourrait lire la trace de notre voyage, au passé, mais préparer le théâtre dans son propre lieu. préparer le moment. faire que cela se passe, non maintenant, mais quand « ils » seront là. comprendre qu’entrer dans aurelia steiner sera forcément quitter le réel pour habiter un autre espace. que cet espace n’est ni face à la mer, ni dans l’ombre des arbres. qu’il a ses propres codes et ses limites. que si on pense qu’il est possible de parler aux morts, il faut peser chaque mot qu’on leur envoie. et que si c’est autre chose, que si ce n’est pas parler aux morts, mais parler aux vivants au moyen d’une écriture dont on ne sait à nouveau rien, mais sur laquelle il faudra se pencher longuement, à la manière d’enfants sur un coquillage, de savants sur une molécule, de musiciens sur une partition, c’est pour les vivants qu’il faut travailler. qu’après avoir incorporé le texte il faudra se laisser manger par lui, le fréquenter jusqu’au trop, jusqu’à la colère, jusqu’à passer de l’autre côté pour pouvoir le regarder du dedans. ce qui est tout autre chose que mon postulat, ce qui exclut le nomadisme et le non-savoir, la légèreté et les coïncidences magnifiques. comme dans l’écriture, ce rapport du premier jet au patient retravail. ce qui demande des moyens que nous n’avons pas, des moyens qu’il faut gagner et regagner saison après saison, jusqu’à être usé et déconnecté du monde. aurelia, c’était un quitte ou double. je pensais que ce serait une manière de quitter – quitter le théâtre, chercher une autre présence avec les mots, quelque chose de l’ordre de la poésie, dans le sens musical, inscrit dans le temps plutôt que dans l’espace. un corps écrivant le geste d’écriture.

ce matin, je pense au conte de Yourcenar, Comment Wang Fo fut sauvé, dans ses Nouvelles Orientales. l’histoire d’un peintre, qu’un empereur veut domestiquer, somme de peindre pour lui, enferme et menace de mort. calmement, Wang Fo achève le tableau de la mer, y peint une barque et y grimpe, tandis que l’eau envahit le palais impérial.

ce conte me touche depuis longtemps, mais aujourd’hui il me fait sourire aussi. la tentation est grande d’entrer dans un tableau pour n’en plus revenir, de partager le monde entre empereurs avides et artistes libres, et de dériver sur la mer qu’on a soi-même créé…

un deuxième conte est sur ma table aujourd’hui, transmis par le sous-commandant Marcos dans sa lettre A qui de droit, qui relie d’une autre manière le réel et le raconté. c’est sur cette histoire-là que je ferme doucement la porte sur aurelia steiner. une histoire écrite dans la forêt.

je retourne écrire, avec ce nouveau savoir. sans oublier les yeux de françoise, son corps tendu autour des mots d’une autre. sa façon de fraterniser avec le texte de cogner dans la matière pour qu’elle donne tout son sens, et sa posture, de ne rien préjuger et de vouloir comprendre. la rencontre charnelle entre sa propre histoire et les sons qu’elle produit dans la langue d’une autre. écrire pour ceux qui seront là demain, qui seront venus, dans un lieu précis, entendre des mots écrits pour eux, mille fois répétés, scrutés patiemment, pour être transmis.

des yeux bleus, le silence de la forêt et le livre de duras, refermé, une fois de plus.

provisoirement peut-être.

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